Au début, on cherche où ce personnage, seul face à nous à se poser tant de questions non-existentielles, veut bien en venir... Une heure et demie plus tard, on ressort de cette pièce doucement déstabilisé : nos repères temporels en ont pris un coup ! Si cette expérience concoctée par le Russe Evguéni Grichkovets vous tente, laissez-vous égarer En même temps, au Théâtre de l'Elysée du 21 au 25 avril.
Un homme, seul en scène, ressent le besoin urgent de partager ce qui se passe à l’intérieur de lui. Jusqu'ici, d'accord : c'est bien de s'accorder une pause de temps en temps. Pour prendre du recul, s'interroger sur ce que l'on fait, qui nous sommes, etc. Mais en apparence, ces questions que se pose à la chaîne le narrateur ne sont guère vitales ! Sur les pauvres conducteurs de train qui font des allers-retours perpétuels sans jamais parvenir à destination, sur l'art de vivre et la propension à danser des Antillais, sur le fonctionnement de son propre corps...
Par ses sujets de réflexions insolites et ses questionnements futiles, cet être nous semble étrange, étranger. On s'apprête à lui dire qu'il perd son temps et donc le nôtre lorsque, petit à petit, on sent qu'il touche sans le montrer à quelque chose d'important... On attend alors. De son côté, il poursuit son introspection de l'anodin : pour nous faire comprendre comment son monde fonctionne, il fouille son passé. Les chocs ressurgissent sans chronologie… et en même temps, le monde lui saute aux yeux. La pensée fuse, s’arrête en chemin, bifurque.
Est-ce parce qu'il prend à témoin les spectateurs ? En tout cas, force est de constater que l'on commence indéniablement à s'intéresser à son cheminement imprévisible. Car on devine que les conclusions auxquelles il va arriver, ou plutôt, celles qu'il va nous faire ressentir, sont plus fortes qu'il n'y paraît.
"Mon théâtre, je le fais de manière à ce que l'on puisse, à tout moment, voir comment tout est conçu, fabriqué"
Dramaturge, metteur en scène et acteur russe de 42 ans, Evguéni Grichkovets nous parle de nous quand il parle de lui. Se revendiquant comme un romantique, "celui qui parle des villes à travers le prisme des gens, de ces petites fourmis qui y vivent", il parvient avec En même temps à un véritable questionnement d’aujourd’hui. Car si l'écriture de cette pièce, (créée en 2000 et adaptée en mars dernier par Jean-Marc Bailleux au Centre Théo Argence de Saint-Priest) peut au départ désarçonner avec son écriture morcelée et hésitante, elle conduit efficacement le spectateur à s'identifier au personnage, et à glisser avec lui vers des étonnements universels : le fossé séparant la réalité que nous vivons de celle que nous ressentons, la recherche de l’intensité perdue ou égarée.
Une réussite largement due à la performance longue et intense que nous offre le comédien Gérald Robert-Tissot, complice de cette compagnie lyonnaise du Théâtre D'Ouble. Plus la pièce avance, plus le réel et l’imaginaire se confondent, et plus le temps va et vient au travers de ses souvenirs, puis progressivement des nôtres... Comme une madeleine de Proust que nous partagerions à plusieurs, une intimité croise d’autres intimités… Le tout sans drame ou pathos, avec une délicieuse insouciance russe. Résultat : au fil du chapelet d'images qui naissent sous nos yeux et derrière eux, tout nous paraît soudain clair : ce personnage veut judicieusement ressentir l'émotion de la vie !
